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— Amonked veut que tu l’accompagnes lorsqu’il inspectera Bouhen ? Loués soient les dieux ! s’exclama Neboua avec un rire ironique.
— Ne craint-il pas d’être influencé ? interrogea Bak.
— Je suis censé guider, non informer, précisa Thouti, dégoûté. Il m’a suggéré d’emmener deux officiers supérieurs. Vous viendrez, et j’en choisirai encore trois autres.
Bak échangea un coup d’œil avec Neboua. En prenant avec lui plus d’hommes que le nombre spécifié, Thouti voulait voir jusqu’où il pouvait pousser Amonked.
— Quels sont les effectifs de cette garnison quand elle est entièrement armée ? interrogea l’inspecteur.
— Le nombre optimal serait d’un millier d’hommes.
Thouti marqua une pause devant un immense bâtiment à un étage, qui abritait les troupes, les bureaux de l’armée et divers services. Les membres du groupe – le lieutenant Horhotep, Sennefer, Neboua. Bak et trois autres officiers de Bouhen – s’immobilisèrent autour de lui et d’Amonked. L’inspecteur avait accepté sans sourciller la présence des cinq militaires désignés par le commandant.
— On dit qu’elle en comptait quelques centaines de plus lorsqu’elle fut bâtie, mais ce temps est révolu. À présent, nous en avons environ quatre cents.
— Ce nombre suffirait-il en cas d’attaque ou de siège ?
« Bonne question, pensa Bak. Intéressante. Surtout de la part de l’intendant d’Amon, qui ne connaît rien aux nécessités de la guerre. »
— Nous devrions alors nous retrancher derrière l’enceinte intérieure, en abandonnant la ville basse et les enclos, mais je crois que nous tiendrions tant que nos réserves dureraient. Nous aimons à croire que nous avons si bien pacifié cette terre sauvage qu’aucune attaque n’est à craindre, ajouta-t-il à contrecœur, mais en toute honnêteté.
De peur qu’Amonked ne tourne cette dernière remarque à son profit, Bak s’empressa d’indiquer :
— Bien qu’il soit difficile de rassembler des troupes suffisantes pour attaquer une ville fortifiée, il en va tout autrement lorsqu’il s’agit d’une caravane interminable ou de villages sans défense.
Le regard de l’inspecteur se posa un instant sur lui, ses pensées dissimulées derrière un masque. Un masque moulé, soupçonna Bak, par une vie passée à marcher sur la pointe des pieds parmi ceux qui tenaient les rênes du pouvoir.
Thouti conduisit le groupe à l’intérieur.
Ils parcoururent couloir après couloir, traversèrent salle après salle. Amonked s’arrêtait de temps à autre afin de réclamer une précision, que Thouti fournissait, ou simplement pour observer un fonctionnaire à sa besogne. Maints d’entre les soldats s’entraînaient sur le terrain de manœuvre, hors de l’enceinte. Les autres vaquaient à leurs occupations en ignorant délibérément les intrus. Pour autant que Bak pouvait en juger, rien n’échappait à l’inspecteur, néanmoins son expression restait neutre. Il ne réagissait pas non plus au mutisme des hommes, à leur concentration excessive sur leur tâche.
De retour dans la rue, l’inspecteur demanda :
— Combien de soldats ont épousé des femmes de ce pays et considèrent désormais Ouaouat comme leur foyer ?
Bak vit que Thouti était aussi surpris que lui. Qu’importait le nombre, si l’armée était arrachée au Ventre de Pierres ? Amonked se préoccupait-il vraiment de tous ceux qui éprouvaient envers cette terre un sentiment d’appartenance ?
— Cent cinquante, peut-être davantage, habitent l’oasis sur la rive d’en face. Plus de deux cents vivent le long du fleuve entre ici et Semneh.
— Je vois.
Amonked leva la tête et huma l’air. Une odeur de pain chaud émanait d’une porte inondée de soleil.
— Ah, les cuisines ! Si ce pain est aussi délicieux que son arôme le promet, nous devons y goûter.
Sans discuter, Thouti se dirigea vers les cuisines. Amonked se retourna pour observer encore une fois les baraquements derrière eux.
— Impressionnant, commandant. Les bâtiments sont en excellent état, et l’espace intérieur ne pourrait être aménagé avec plus d’efficacité. Oui, conclut-il, hochant la tête en souriant, on pourrait aisément les convertir en entrepôts.
— Le dernier jour de chaque semaine, les commandants du Ventre de Pierres sélectionnent les informations essentielles sur leur registre journalier et rédigent un rapport.
L’air compassé, Thouti prit au hasard un rouleau de papyrus sur une étagère de bois. Il rompit le sceau, dénoua le lien et déploya une petite partie du document, qu’il présenta à Amonked.
— Ils me font parvenir ce rapport par un messager, dit-il, toujours froid et distant.
Bak reconnut l’écriture large et fluide du chef de la forteresse de Semneh. Ce rapport datait d’au moins un mois et devait être trois fois plus long. Amonked et Horhotep s’approchèrent pour mieux voir.
Avant qu’ils aient pu lire les moindres hiéroglyphes, Thouti roula le document en un étroit cylindre et le tendit à un scribe afin qu’il le range.
— Après en avoir pris connaissance, j’en fais le compte rendu à mon état-major, puis je les remets à Kha, le scribe en chef.
Il parcourut la longue pièce exiguë, le groupe à sa suite. Vingt scribes alignés sur deux rangs étaient assis en tailleur devant Kha. La tête courbée au-dessus du papyrus sur lequel courait leur calame, ils feignaient de travailler – piètre excuse pour ignorer l’important visiteur.
Le commandant s’arrêta devant leur chef, un vieil homme au crâne chauve, installé sur un épais coussin de lin.
— Kha extrait les principaux événements mentionnés dans les différents rapports, et les retranscrit. Nous envoyons ce dernier document au vice-roi, qui l’adresse au vizir, à Ouaset.
Le vieux scribe lui remit un mince rouleau, que Thouti défit. Deux fines colonnes remplissaient la moitié de l’espace sur le papyrus, qui mesurait lui-même moins d’une coudée de long.
— Comme vous le voyez, il est bref et concis, ne comportant que les éléments majeurs.
— Puis-je ? dit Horhotep en saisissant le coin du rouleau.
Son ton tranchant exprimait une exigence bien plus qu’une requête. La colère assombrit les traits de Thouti. Craignant qu’il ne perde une maîtrise de soi déjà mise à rude épreuve. Bak s’appliqua une grande claque sur la nuque, heurtant du coude la tête d’Horhotep. Le conseiller lâcha le document et se tourna vivement vers lui.
— Comment oses-tu me frapper ?
Bak, se frottant le cou, sourit d’un air désolé.
— Quelque chose m’a piqué… Un insecte. Je ne te voulais pas de mal.
Neboua, qui comprenait vite, donna une chiquenaude à un point minuscule sur son pagne.
— Les puces. Elles sont mauvaises à cette période de l’année.
— J’ai remarqué bon nombre de ces parasites dans notre maison, intervint Amonked. Je supposais que les anciens occupants possédaient des animaux de compagnie, mais peut-être tout Bouhen est-il infesté, dit-il en faisant la grimace. Poursuivons notre tâche.
Il se mit à lire. Horhotep considéra Bak d’un air fielleux, puis reporta son attention sur le document. Voyant les deux émissaires distraits, Neboua feignit de s’essuyer le front. Thouti savait qu’il avait bien failli perdre son sang-froid, et jeta à Bak un rapide regard de gratitude. Un scribe au fond de la salle se gratta la cuisse, déclenchant des froissements d’étoffe et une agitation suspecte qui évoquaient des rires étouffés.
Amonked observa les hommes assis, puis revint au papyrus, impénétrable.
— Ce document contient à peine quelques détails, dit Horhotep sur un ton dédaigneux. Si les rouleaux des dix garnisons comportent autant d’informations que leur longueur le suggère, la plupart sont omises ici. Les fonctionnaires de Ouaset ne savent donc pratiquement rien de ce qui se passe dans le Ventre de Pierres.
— C’est peut-être qu’il ne s’y passe rien, ainsi que notre reine le croit, remarqua Amonked.
Bak étouffa un juron. Leur efficacité même se retournait contre eux.
— Ce bâtiment nous sert de trésorerie. Beaucoup d’objets conservés ici sont issus du pays de Kouch, mais la majorité provient de contrées exotiques, plus au sud, que peu d’hommes de Kemet ont visitées.
Dans l’antichambre, Thouti attendit que les deux gardes allument des torches afin que le groupe distingue les recoins les plus sombres. Ils se massèrent dans le petit espace, envahissant les deux scribes qui affectaient de ne pas les remarquer.
— La moitié de ce que vous allez voir résulte du commerce. Un quart fut offert à notre souveraine par des rois et des princes tribaux qui souhaitaient ainsi marquer leur amitié. Le quart restant…
— Commandant Thouti, interrompit Amonked, une pointe d’irritation dans la voix, je suis intendant d’Amon depuis près de dix ans. Je connais parfaitement l’origine de tous les biens précieux et exotiques qui traversent le pays de Ouaouat.
Thouti franchit le seuil et suivit un garde dans une grande salle. Si ce reproche le contrariait, il n’en donna aucun signe.
— Ces objets resteront ici jusqu’à ce qu’il soit possible de les acheminer en toute sécurité. Ils sont en sûreté à l’intérieur de nos murs, toutefois le long voyage vers le nord requiert nombre de précautions supplémentaires.
Le reste du groupe entra. Le second garde fermait la marche et surveillait les visiteurs avec vigilance. La lumière vacillante éclaira de hautes piles de paniers, de jarres, de sacs et de coffres, parfois en équilibre précaire. Le contenu de chaque jarre était inscrit sur l’anse ou sur le bouchon en terre séchée, tandis que des étiquettes d’argile cuite identifiaient les produits des récipients plus fragiles. L’air lourd était saturé d’effluves – épices et aromates, essences rares, huiles parfumées – mêlés à une odeur de poussière et à des relents qui pouvaient être ceux d’une souris morte depuis longtemps.
— Outre les marchandises et les tributs, poursuivit Thouti d’un ton monotone, nous conservons ici des articles précieux pris en remplacement du droit de passage, ou confisqués à des contrebandiers et autres malfaiteurs.
Amonked parcourut les allées étroites, scrutant les étiquettes, palpant les sacs renflés, humant les paquets enveloppés de lin, de papyrus ou de feuilles. Horhotep s’efforçait d’imiter son supérieur, mais s’exaspérait du discours ennuyeux. Il lançait de fréquents coups d’œil à Thouti, qu’il soupçonnait visiblement de se moquer d’eux. Sennefer, resté près de l’entrée, observait la scène sans rien dire avec un sourire de bonne humeur, qui pouvait être sincère ou de pure forme.
Quand l’inspecteur indiqua qu’il était prêt à continuer, Thouti fit signe à l’un des gardes de les précéder dans la salle suivante, plus spacieuse que la première. Deux colonnes soutenaient le plafond. La lumière filtrait par de hautes et minces fenêtres protégées par des barreaux de pierre. C’était le lieu le plus sûr du trésor, qui renfermait les produits les plus rares. Jarres d’huiles précieuses, de myrrhe et d’encens. Paniers de pierres brutes qui, une fois taillées, orneraient les bijoux royaux. Peaux de lion, de léopard, de singe à longs poils. Plumes et œufs d’autruche…
Amonked, les mains derrière le dos, explorait les allées avec ravissement. Tout au bout de la pièce, il s’arrêta devant six défenses d’éléphant appuyées, pointe en haut, contre le mur.
— Magnifique ! s’exclama-t-il. N’est-ce pas à toi, lieutenant, que l’on doit la capture des criminels qui avaient organisé un trafic d’ivoire sur le fleuve[8] ?
— Si, inspecteur, confirma Bak, étonné par la question et par le fait qu’Amonked ait eu vent de cet exploit.
Horhotep lui lança un regard mauvais.
— Le lieutenant Bak est un remarquable officier, dit Thouti, oubliant un instant son ton monocorde. Nous avons de la chance de l’avoir à Bouhen.
— Certes.
Amonked s’approcha d’un coffre-fort en bois aménagé dans l’angle de la salle. La porte massive était scellée.
— Qu’avons-nous ici ?
Irrité par le peu d’intérêt accordé à ses louanges, Thouti fit un signe au garde, qui brisa le sceau, libéra le loquet et ouvrit grand la porte. L’or brilla sous l’éclat de la torche. L’or, en petites barres rectangulaires empilées sur plusieurs rangées. En anneaux épais, gros comme des bracelets, enfilés sur des tiges de bois. En pépites – des monceaux de pépites, formées en versant lentement dans l’eau le précieux métal en fusion. Et même en poussière, emplissant à ras bord des vases en terre cuite.
Un sourire s’épanouit sur les traits d’Amonked.
— Très impressionnant. Dommage que Maakarê Hatchepsout ne puisse être ici pour admirer ces splendeurs dans leur cadre d’origine. Sans doute un jour, quand je pourrai m’assurer qu’elle ne courra aucun danger…
— Un jour prochain, j’en suis convaincu, dit Horhotep.
Il lança aux officiers de Bouhen un regard satisfait qui évoqua à Bak celui d’un chacal, observant une famille démunie placer un parent défunt dans une tombe peu profonde, dans le sable meuble du désert.
— Comment s’est déroulée l’inspection ? s’enquit Baket-Amon.
Bak répondit d’un air morne :
— Disons que, tout au long de cette journée, j’ai imaginé Amonked se frottant les mains devant un lieu si agréable, sur une terre où les fruits du commerce abondent avec munificence.
Le prince, qui examinait les réparations apportées au gouvernail de son navire, tourna le dos à la poupe pour scruter Bak.
— À ce point-là ? Je vois.
Bak remarqua sur le pont des paniers et des paquets solidement arrimés, puis cinq stalles où l’on avait répandu des roseaux frais.
— Tu te prépares à quitter Bouhen ?
— Demain à l’aurore, nous ferons voile vers Ma’am. Mon premier-né, mon héritier, fêtera sa huitième année dans quatre jours. Je ne voudrais pas manquer cela.
Il sourit distraitement aux deux marins qui avaient effectué les réparations.
— Du bon travail. Vous êtes libres d’aller en ville, mais attention à ne pas abuser de la bière. Il faudra amener les vaches des enclos dès le lever du jour.
Les matelots se hâtèrent de partir en comparant les mérites des différentes maisons de plaisir de Bouhen. Celle de Noferi tenait apparemment une haute place dans leur estime.
— Je transporte dix vaches jusqu’à Ma’am, en tribut pour Maakarê Hatchepsout, expliqua Baket-Amon. De là, un autre navire poursuivra le voyage vers le nord.
Bak s’approcha de la rampe et contempla les flots mouchetés d’orange, de rouge et d’or, reflets brisés d’un ciel teinté par le soleil couchant.
— Je suis venu te demander une fois encore de parler à Amonked.
— Je le voudrais bien, Bak, mais cela m’est impossible, répondit le prince, sincèrement peiné et pourtant inflexible. Maintenant plus que jamais, depuis que j’ai revu… Maintenant que mon passé est revenu me narguer. Non, je n’irai pas parler à Amonked.
— Mais… insista Bak, prêt à supplier si nécessaire.
— Je quitterais Bouhen aujourd’hui même, si je le pouvais, coupa le prince. Mais il est tard, et ni mes hommes ni moi ne sommes téméraires au point de naviguer en pleine nuit.
En l’observant plus attentivement, Bak remarqua ses traits tirés, sa nervosité. Il serrait le pendentif d’Amon à tête de bélier comme s’il espérait y puiser de la force. Ce qui s’était passé entre l’inspecteur et lui devait être d’une extrême gravité. Bak répugnait à renoncer, mais il savait que persister dans sa requête aurait été vain.
Baket-Amon se redressa de toute sa taille, releva le menton et se força à sourire.
— J’ai grand besoin de distraction. Te verrai-je chez Noferi, ce soir ?
Bak secoua la tête.
— Comme toi, Amonked s’en va demain, quoique dans la direction opposée. Jusqu’à présent, les gens de la garnison se sont conduits avec dignité. Ils ont feint d’ignorer le groupe d’inspection, quand en réalité ils bouillent de rage. Mes hommes et moi ne connaîtrons pas de repos tant que nos visiteurs seront là.
— Les voilà partis, mon ami. Bon débarras !
— Exactement mon sentiment, Imsiba.
Appuyé contre le parapet de l’esplanade, Bak observait la flottille qui remontait le fleuve vers le fortin de Kor. Au loin, les voiles rectangulaires, gonflées par la brise du nord, semblaient des oiseaux rasant la surface de l’eau dans la brume bleutée du matin.
— Toutefois, poursuivit le lieutenant, je me réjouirais davantage s’ils avaient largué les amarres pour regagner Kemet.
Imsiba rompit un morceau de pain dur dans la miche qu’ils partageaient et le trempa dans le bol de lait de chèvre.
— Si seulement Amonked avait emmené le commandant ! soupira-t-il. Au moins, nous conserverions l’espoir que tout se passera bien.
— Après l’inspection, il n’a pas tari d’éloges sur ce qu’il avait vu ici. Un moment, j’ai osé croire qu’il estimerait la présence de Thouti nécessaire. Comme je me trompais ! conclut Bak d’une voix amère.
— Pourtant, je n’ai jamais vu de forteresse mieux dirigée.
— Ce fourbe d’Horhotep lui a rappelé d’un ton mielleux que les rois guerriers, dont Amonked et la reine sont issus, l’avaient rebâtie après des siècles de négligence, y établissant les règles qui la gouvernent. À l’entendre, peu importe tout ce qui a été accompli depuis ces temps reculés.
Il trempa son pain pour l’attendrir, l’enfourna dans sa bouche et se lécha les doigts.
— Amonked se laisse influencer par ce beau parleur ? s’inquiéta Imsiba.
Bak haussa les épaules.
— J’ai passé la journée à tenter de le cerner, et j’ai échoué sur toute la ligne.
Tout en prenant un nouveau morceau de pain, il parcourut le port des yeux. Le quai sud et le quai central étaient déserts, en l’absence de la flottille. Rien de surprenant à cela. En revanche, il s’étonna de voir le navire de Baket-Amon encore amarré sur le quai nord. Un petit troupeau de vaches fauves occupait les stalles. Sur le pont, près de la passerelle, le maître d’équipage gardait les yeux rivés sur la porte de la forteresse. Le pilote était assis sur le château avant. Les hommes traînaient à bord, cherchant à s’occuper. Le vaisseau était sur le point de partir ; à l’évidence, il ne manquait plus que le prince. « Peut-être a-t-il été retardé par un essaim de jeunes femmes, chez Noferi », pensa Bak.
— Ce lieutenant Horhotep m’a l’air d’un parfait idiot, dit Imsiba. Ignore-t-il qu’une profonde amitié unit le commandant et le vice-roi Inebni ?
— Je doute qu’il accorde de la considération à un fonctionnaire en poste loin de la capitale. Même au vice-roi.
Le Medjai contempla tristement les vaisseaux qui s’éloignaient.
— Où crois-tu que nous irons, mon ami, s’il faut partir ?
Cette question-là, Bak se l’était posée mille fois. Il se sentait aussi malheureux que le sergent.
— À Ouaset ? Mennoufer ? Dans un lointain avant-poste sur la frontière nord-est ? J’aimerais bien le savoir, mais je ne suis pas plus fixé que toi.
— Je suppose que nous irons chacun notre chemin, dit Imsiba, avec la réticence de celui qui redoute la réponse.
— Qui songerait à nous laisser ensemble ? Ce n’est pas l’usage, dans l’armée.
Tristes, ils mangèrent en silence, regardant les voiles de la flottille se fondre dans la brume. L’esplanade ensoleillée se réchauffait, après une nuit fraîche. Le fleuve était paisible ; de temps à autre, un poisson bondissant troublait les eaux brunâtres. Des oies et des canards barbotaient autour des quais déserts, cherchant la nourriture jetée par les marins. La barge de Sitamon faisait route vers Abou, et un navire d’agrément avait pris sa place. Les marins à bord lançaient des plaisanteries vulgaires aux hommes de Baket-Amon, à travers le quai, et leurs rires bruyants résonnaient.
— Te souviens-tu des projets que le commandant Nakht nourrissait pour Bouhen et Ouaouat ? demanda Bak, se rappelant son premier jour au sein de la forteresse, et sa conversation avec le prédécesseur de Thouti.
Imsiba considéra son compagnon avec surprise. Bak faisait rarement allusion à leurs débuts sur la frontière, quand l’amitié était née, l’amour venu puis envolé, et que ces lieux étaient devenus leur foyer.
— Il souhaitait faire de Bouhen une cité florissante, où soldats, artisans et marchands pourraient vivre heureux auprès de leur famille. Il voulait que la paix et la prospérité règnent à travers le pays.
Si Amonked juge l’armée inutile, tous les espoirs de Nakht seront anéantis.
Un silence plana, lourd de regret. Bak laissa vagabonder son regard jusqu’au quai nord, et la nervosité du prince lui revint en mémoire. Son absence était anormale.
— Baket-Amon était déterminé à partir dès l’aube. Allons voir ce qui le retarde.
Il jeta le reste du pain à un corbeau, qui approcha en sautillant sur le mur, la tête penchée, méfiant devant tant de largesse.
Tandis qu’ils longeaient l’esplanade, Bak avoua avec tristesse :
— La pensée de perdre tout ce dont Nakht avait rêvé me désole. Quant à l’idée de quitter cet endroit et les êtres pour qui j’éprouve de l’affection, elle m’est presque insupportable.
— Je sais, mon ami. Nulle part ailleurs je ne me sens plus chez moi, et nul ne m’est aussi proche que tous ceux que la vie m’y a fait rencontrer.
Hori fit irruption par la porte nord, les aperçut et courut à leur rencontre. Ses joues rondes étaient rouges, ses yeux brillaient d’animation.
— Lieutenant Bak ! Viens vite ! Un homme a été retrouvé mort. Poignardé. Dans la demeure où Amonked et son groupe étaient logés.